«Tant que le soleil suivra son chemin habituel, nous ne ferons pas alliance avec le souverain perse» : c’est le message adressé par les Athéniens il y a 2.500 ans au roi Xerxès venu conquérir la Grèce. Eschyle en fera la matière d’une célèbre tragédie et nos protagonistes un sujet de réflexion sur notre monde d’aujourd’hui…
Po : En 480 avant l’ère chrétienne, une guerre a été menée par les Perses contre les Grecs, qu’ils ont perdue malgré une supériorité numérique très nette. L’empire perse était dirigé par le jeune Xerxès 1er, qui avait hérité de son père Darius un empire allant des confins de l’Inde à l’est jusqu’à l’Egypte et une partie de l’actuelle Libye à l’ouest. Cette guerre, que les historiens appellent la «deuxième guerre médique», a fait l’objet d’une tragédie très connue, l’une des plus célèbres d’Eschyle : Les Perses. Je vous parle de ça parce que c’est de circonstance. La loi qui gouverne les empires n’a pas beaucoup changé depuis ces temps lointains : toujours l’étendue crée les conditions d’une certaine vulnérabilité, que le chef tente de réduire en repartant à la conquête de nouveaux territoires d’où il pressent que vient la menace. Jusqu’à se heurter à une résistance insoupçonnée, qui achève de le fragiliser de l’intérieur…
Md : L’un des problèmes de l’armée perse de l’époque était qu’elle était constituée de soldats venant d’horizons différents et qui se comprenaient mal entre eux. Tout le contraire des Grecs, dont une grande partie était composée de citoyens guerriers, dressés aux techniques du combat par les affrontements incessants qu’ils se livraient entre eux.
Ph : C’est le même problème dont les Carthaginois ont eu à souffrir face aux Romains un peu plus de deux siècles plus tard. D’ailleurs, je me pose tout d’un coup la question : quel a été le rôle de Carthage dans ce conflit, si toutefois il y en a eu ?
Po : Carthage n’a pas pris part à la guerre, à la différence des Phéniciens, leurs cousins, qui étaient vassalisés et qui constituaient une composante essentielle des forces navales de l’armée perse. Mais, pour autant, Carthage n’a pas été un spectateur neutre. En choisissant d’attaquer la Sicile, alors sous domination du roi grec Gélon, au moment précis où Xerxès avançait avec ses armées en traversant le détroit des Dardanelles, elle se conduisait en allié des Perses. Comme si, en ces premiers siècles de présence sur nos côtes, elle gardait fortes ses attaches avec le monde de l’Orient.
Md : Ont-elles jamais faibli, ces attaches ?
Ph : Il est difficile d’en juger. Mais on peut penser que le temps passant, et à la faveur des contacts avec les populations autochtones, ce monde de l’Orient a cessé d’être omniprésent. Il est progressivement entré dans la légende des origines. A la manière de nos bourgeois dont certains se revendiquent une provenance mecquoise… Il reste que, pour les Romains, Carthage représentait vraisemblablement une puissance orientale : une enclave en Occident de l’antique Orient… Peut-être est-ce là la raison pour laquelle ils n’ont pas pu s’empêcher de détruire la ville et de raser les temples.
Po : On trouve chez Eschyle une explication de la défaite des Perses qui prêterait à sourire aujourd’hui, mais qui peut aussi bien faire réfléchir. Parce qu’elle a en réalité une signification symbolique qui déborde la scène de la Grèce antique. La pièce d’Eschyle raconte l’arrivée du messager qui annonce à la reine Atossa —la mère de Xerxès— la défaite de l’armée. L’homme est prié de donner des détails sur le déroulement des faits en présence d’une assemblée de vieillards… Les pertes sont énormes : on passe en revue les noms illustres des chefs d’armée qui ne reviendront jamais, on se lamente sur l’Asie qui s’est vidée de ses jeunes et on ne comprend pas. Alors l’idée est d’adresser une prière afin que Darius soit réveillé d’entre les morts et qu’il apporte sur les événements son précieux éclairage… Et Darius se réveille d’entre les morts. Il apparaît et pose des questions en s’adressant à son épouse. Il apprend alors que son fils a traversé l’Hellespont, qui est le détroit des Dardanelles, en disposant des vaisseaux les uns à côté des autres, de manière à faire passer les hommes et les chevaux d’une rive à l’autre. Ce qui avait l’avantage d’épargner à l’armée un grand détour synonyme de fatigue et de perte de temps. Or, Darius, dès que lui parvient ce détail, s’exclame : Xerxès a osé fermer ainsi le vaste Bosphore ? Cette manœuvre tactique présente un aspect en lequel le défunt père devine un sacrilège : «Essayer d’enchaîner comme une esclave la mer sacrée de l’Hellé, d’arrêter le courant du Bosphore, que fait couler la volonté d’un dieu […] Quelle folie, quel délire aveuglait mon fils !» Il faut peut-être préciser ici que, dans l’esprit des Grecs, cette «mer sacrée de l’Hellé» est celle qui marque la frontière occidentale de l’Asie. Ce qui signifie que Xerxès, en faisant passer son armée de terre sur le détroit, a aboli symboliquement la frontière qui sépare deux mondes. Il a voulu faire de l’Orient une terre sans limite, alors que les dieux ont voulu qu’il y ait des limites…
Md : La Grèce de cette époque n’avait rien de la puissance occidentale qui se constituera dès Alexandre et, plus encore, avec l’empire romain. Mais ce récit d’Eschyle témoigne manifestement de la conscience d’une différence.
Po : Et l’issue de la guerre conforte les Grecs dans la pensée que cette différence est voulue et protégée par les dieux : les dieux qui gouvernent de part et d’autre de la mer sacrée, et non pas seulement ceux à qui ils rendent un culte dans les temples de leur pays ! Au début de la pièce, alors que le messager n’est pas encore arrivé, la reine fait part d’une vision nocturne qu’elle vient d’avoir et dans laquelle il est question de deux sœurs auxquelles le destin a fixé à chacune son domaine : «l’une habitait la terre de Grèce, l’autre la terre des Barbares», traduit Eschyle dans son langage. Elle les sages de lui donner le sens de ce rêve et, dans la foulée, demande où se trouve cette cité d’Athènes à la conquête de laquelle son fils est parti. Puis elle pose la question suivante : «Quel monarque les conduit et gouverne leur armée ?» A quoi le chœur des vieillards répond : «Nul mortel ne les a pour esclaves ou pour sujets». «Comment, s’étonne-t-elle alors, peuvent-ils soutenir l’attaque de leurs ennemis ?» La réponse qui lui est donnée n’explique rien, mais rappelle que Darius avait lui-même fait les frais de ce pouvoir de résistance des Grecs. Ce qui fait référence à la bataille de Marathon, en -490.
Md : C’est étrange quand on y pense, que cette incompatibilité de l’homme grec avec le despotisme : pourquoi en ce lieu de la planète précisément ?
Ph : Je pense qu’il y a une Grèce en chacun de nous, quelle que soit notre provenance : une aversion à l’égard de la soumission. Mais cette aversion n’a pas toujours la possibilité de s’affirmer : elle peut rester latente. En Grèce, elle a trouvé les conditions de sa pleine expression.
Po : Oui, c’est ce qui fait, aux dires des historiens, que lorsque les Perses ont essayé de jouer sur les divisions entre Spartes et Athènes afin d’affaiblir le camp grec, les Athéniens ont opposé aux envoyés de Xerxès le message suivant : «Tant que le soleil suivra son chemin habituel, nous ne ferons pas alliance avec le souverain perse». Ce qui revient à dire que placer un Athénien sous le joug de la Perse, c’est comme détourner le soleil de son chemin…
Md : Ce qui vaut pour tous les hommes qui ont goûté à la liberté dans leur existence : la soumission à un chef est quelque chose qu’ils ne peuvent plus accepter. Mais quand l’Occident clame aujourd’hui qu’il est le monde de la liberté, en sous-entendant par là que le reste de l’humanité est le monde de la servitude, est-ce qu’on n’est pas dans un discours de propagande ? Et est-ce que cet Occident triomphant que nous connaissons aujourd’hui n’a pas renoué avec des formes plus perverses de servitude. Il suffit de considérer la tendance des populations, intellectuels compris, à épouser certaines opinions comme si elles étaient édictées par un souverain invisible…
Po : La lutte entre Orient et Occident s’est déterritorialisée : elle est désormais partout et en chacun de nous.
Md : En tout cas, en ce pays qui est le nôtre, nous avons eu largement notre lot des tensions qui ont existé entre ces deux mondes à travers l’histoire. La période romaine —que nous ne pouvons percevoir comme celle d’une occupation que lorsque nous omettons que nous avons été également dominés par des peuples venus d’Orient— a montré qu’il y a une occidentalité qui fait partie de nous et qui nous appartient en propre : ce qui veut dire qu’elle n’est pas la pâle copie de celle qui existe en Europe.
Ph : Une occidentalité africaine ?
Md : On peut sans doute l’appeler ainsi, même si la notion d’africanité comporte aujourd’hui une connotation dévalorisante qu’il faut contester et rejeter. En tout cas, c’est une occidentalité ancrée en nous et que la volonté d’hégémonie de l’Orient excite et pousse de temps à autre à s’affirmer violemment… A la façon dont les Grecs l’ont fait face à l’armée de Xerxès.
Ph : J’ai toujours été intrigué par le fait que les débuts de la pensée philosophique, avec Thalès, Anaximandre et Héraclite, ont eu pour berceau, non pas Athènes ou quelqu’autre cité du centre de la Grèce, mais cette région qui se situe sur la côte occidentale de l’actuelle Turquie et qui, à l’époque, s’appelait l’Ionie. Or l’Ionie de ce temps était une région sous domination perse. Mais qui vivait mal cette domination. D’ailleurs, les historiens font remonter l’origine des guerres médiques à des révoltes survenues en Ionie. L’idée est peut-être un peu hasardeuse de ma part, mais j’ai l’impression que ces penseurs que nous appelons présocratiques sont des hommes qui, à leur façon, par leur pensée, ont tenu à apporter leur contribution à la lutte : ils ont marqué le territoire de liberté auquel ils appartenaient et sur lequel l’empire perse n’avait pas de prise.
Po : Est-ce à dire que la philosophie est nécessairement une pensée occidentale, déterminée par ce mouvement insurrectionnel qui a présidé à sa naissance ?
Ph : Je suis assez de cet avis. Et donc de l’idée que, dès lors que la philosophie devient l’attribut d’un Occident devenu lui-même hégémonique et sûr de soi, elle perd son âme… C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les grandes philosophies de notre époque sont celles qui, bien qu’occidentales, questionnent cette tendance de l’Occident à l’hégémonie et y dénoncent une secrète perversion. Ce qui signifie qu’elles présentent une figure de la pensée occidentale en tant qu’elle se tourne contre elle-même dans un mouvement de suspicion, mais aussi de recherche d’une vocation nouvelle qui redonne sens à l’Occident.
Po : Y aurait-il une sorte d’orientalisation de l’Occident, qui le pervertit ?
Ph : Sans doute. En sorte que le combat que nous menons ici pour reconquérir notre occidentalité à nous, nous avons à le mener sur deux fronts, contre deux Orients : l’un qui nous vient de l’islam et de ses croyances dogmatiques, l’autre qui nous vient de cet Occident perverti par ses appétits de puissance et de domination, et qui se présente comme le lieu d’une sorte de théologie sans dieu.
Po : Pourtant Eschyle, qui nous inspire une certaine méfiance à l’égard de l’Orient et de son hégémonie quand on prend appui sur son explication de la défaite des Perses, semble nous parler aussi d’un Orient qui a sa propre légitimité historique : il y a bien, dans le rêve qu’il prête à la reine Atossa, deux sœurs, dont les dieux ont attribué à chacune son territoire légitime… Je pense donc qu’on a tout à fait raison de se reconnaître une sorte de parenté spirituelle avec la Grèce, en affirmant notre rejet de tout pouvoir politique qui serait synonyme de domination. Mais quelle serait la place de la seconde sœur ? Et est-ce que notre appartenance à l’Orient équivaut nécessairement à la soumission à un souverain tutélaire ?
Ph : Oui, y a-t-il un sens à vouloir renoncer complètement à l’Orient ? D’autant que les grandes civilisations viennent de là : de l’Égypte, de Mésopotamie, d’Iran et d’Inde, sans aller jusqu’à la Chine qui a longtemps vécu en dehors de notre sphère d’échanges.
Po : C’est ça !
Ph : Tu as raison de rappeler la position d’Eschyle. L’Orient, de son point de vue, n’est un ennemi que s’il se comporte de façon hégémonique. S’il cherche à s’imposer à la culture grecque qui, elle, n’accepte pas que le citoyen soit gouverné par un monarque absolu. D’ailleurs, il était d’usage à Athènes et ailleurs que les sages fassent le voyage d’Egypte : c’est ce que rappelle Socrate dans un des dialogues de Platon. La relation à l’Orient est donc plus compliquée… Mais il faut noter quand même que l’idée selon laquelle l’Occident et l’Orient pourraient exister côte à côte, dans une égale légitimité, laisse supposer qu’il soit acceptable que certains hommes mènent leur existence sous le joug d’un monarque tandis que d’autres jouissent de la liberté dans leur vie politique et prennent part au pouvoir dans l’administration des affaires publiques. C’est une position dont on voit clairement qu’elle s’expose au reproche d’une forme de discrimination : au nom d’une certaine tolérance, on admet implicitement que d’autres hommes vivent dans des conditions qui sont celles de la servitude. On s’accorde par conséquent le privilège de la liberté.
Po : Où réside la solution de cette équation ?
Ph : Elle réside dans l’affirmation que tout homme est voué à l’occidentalité. C’est-à-dire à s’affranchir du joug théologico-politique. Et que l’Occident lui-même, non seulement peut mais doit s’atteler à aider à l’accomplissement de cette vocation parmi les peuples du monde. Seulement, ça, il ne doit pas le faire à partir d’une position de supériorité établie. Il doit au contraire savoir se mettre en retrait afin de laisser les peuples accomplir leur insurrection à partir de leur propre parcours et de leur propre désir de liberté. En précisant ce point, j’admets également que le passé oriental contre lequel il y aura eu insurrection n’est pas un passé qui aura été rejeté. Ce n’est pas parce que le jeune homme a secoué la tutelle de ses parents et qu’il refuse désormais de vivre sous leur autorité qu’il lui faut renier son enfance. Au contraire, l’occidentalité bien comprise n’a de sens que dans la mesure où elle reprend à son compte son propre Orient. Mais il faut être clair ici : reprendre à son compte son Orient, ce n’est pas se permettre de replonger dedans et renoncer, cette fois, à l’exigence de liberté… Je dis ça en observant que nous vivons actuellement une expérience où la tentation du retour en arrière est forte. Et que le fait de se donner un profil de lutte contre l’islamisme ne la dédouane pas de cette volonté. La lutte contre l’islamisme a tout son sens et elle est très honorable quand elle cherche à libérer le citoyen de l’emprise idéologique par laquelle certains tenants de l’islam cherchent à ramener les consciences dans une position de soumission et, par conséquent, de renoncement à leurs droits politiques. Mais elle joue un jeu trouble lorsque son intention, avouée ou inavouée, est de rétablir l’ordre du pouvoir tutélaire : pouvoir dont on a vu qu’il peut tirer de l’Occident triomphant son «orientalité». C’est le paradoxe des dictatures postcoloniales dans les pays arabes qu’elles ont utilisé le thème de la lutte contre l’islamisme pour imposer aux peuples une servitude d’un type nouveau… Quand je disais tantôt que notre occidentalité doit s’affirmer en combattant sur deux fronts, c’est bien le fond de ma pensée : l’un de ces deux fronts se présente sous la forme d’un adversaire opposé à l’islam en tant que projet politique. Car cette opposition relève d’une forme de leurre, qui repose sur une fausse équation selon laquelle il suffit de lutter contre l’islam politique pour être un ami de la liberté. Encore une fois, l’expérience nous montre que c’est souvent le contraire qui est vrai.
Md : Mais dirais-tu que l’islam lui-même peut devenir un acteur de la scène politique qui joue le jeu de la liberté politique ?
Ph : Je ne l’exclus pas. Il y a dans l’histoire de cette religion des éléments qui permettent d’opérer une refondation théologique dans le sens de notre aspiration à l’occidentalité. Car il est certain que l’islam a subi de l’empire perse une influence post-mortem, au moins à partir de l’époque abbasside, et que dans sa période primitive, il avait une dimension insurrectionnelle qui n’est peut-être pas étrangère à cet esprit de liberté qui fut celui des Grecs. On peut le supposer et, à partir de là, retisser de nouveaux liens avec cette religion grâce auxquels il serait possible de percevoir dans l’élan vers la liberté un mouvement à la fois sain et saint. Bien sûr, ça suppose tout un travail critique et de reprise sur le plan herméneutique.